Aucune activité n’a des effets positifs aussi profonds que la lecture de livres

« Aucune activité n’a des effets positifs aussi profonds que la lecture de livres»

 Michel Desmurget 

 

Pour le chercheur à l’Inserm, auteur de «la Fabrique du crétin digital», rien ne peut remplacer la lecture pour stimuler l’intelligence des enfants. En guerre contre la place inquiétante que prennent les écrans dans leurs vies, et dans les nôtres, il esquisse dans son dernier ouvrage, «Faites les lire !», des pistes pour leur redonner le goût des livres, avec une clé fondamentale : le plaisir.

 

RECUEILLI PAR MATTHIEU ECOIFFIER ET ANASTASIA VÉCRIN DESSIN ASEYN

 

Certains lui reprochent de diaboliser les écrans à outrance, de culpabiliser les parents, d’alimenter une panique morale, Michel Desmurget se vit, lui, comme un lanceur d’alerte. En 2019, le directeur de recherche à l’Inserm soulignait les effets délétères des écrans sur la concentration, le langage, le sommeil, le développement des enfants dans son best-seller la Fabrique du crétin digital(Seuil). Dans son dernier essai Faites-les lire ! (Seuil), il fait de la lecture l’«antidote majeur» à l’abêtissement qui guetterait nos progénitures. Avec son franc-parler et une certaine radicalité, il cible le numérique récréatif et explique pourquoi rien ne remplace la lecture pour stimuler l’intelligence, la créativité mais aussi l’empathie des enfants.

 

C’est quoi un «crétin digital» ?

C’est un enfant que l’on prive d’une part essentielle de son humanité en désagrégeant ses capacités à penser et à comprendre le monde par une trop grande exposition aux écrans. Intelligence, langage, concentration, connaissances générales, dépression, anxiété, agressivité, etc. L’impact délétère des usages numériques récréatifs sur tous ces champs est aujourd’hui solidement établi.

Notre cerveau n’est pas fait pour encaisser le bombardement sensoriel auquel nous exposent les flux des réseaux sociaux, les séries à la chaîne et les jeux vidéo. Le «crétin digital» c’est un peu le gamma du Meilleur des mondes, dystopie fameuse d’Aldous Huxley. Une main-d’œuvre malléable, saturée de divertissements abrutissants, vouée au mirage consumériste, jargonnant une pénible novlangue désincarnée et incapable de lutter contre une servitude qu’elle ne peut plus penser.

 

Quelle serait, selon vous, une exposition raisonnable aux écrans ?

Quel que soit l’âge, la règle est simple : le moins, le mieux et le plus tard possible. Au-delà de ce principe général, la littérature existante suggère que l’absence d’écran est la meilleure solution pour les enfants de moins de 5-6 ans. Durant les premières années, les écrans n’apportent rien et coûtent très cher à la construction cognitive et émotionnelle de l’enfant. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans un rapport de synthèse conclut qu’une heure par jour, c’est le maximum entre 2 et 5 ans, mais que «moins, c’est mieux». Après 6 ans, trente à soixante minutes par jour constituent un maximum au-delà duquel des effets délétères significatifs deviennent détectables sur la santé intellectuelle, émotionnelle et physique des enfants et ados. Ce n’est pas un hasard si Steve Jobs limitait strictement le temps d’écran de ses enfants.

 

Vous en convenez : tout le numérique n’est pas à jeter. C’est quoi le «bon» numérique ?

C’est celui qui nous rend plus intelligent, nourrit la pensée et façonne notre humanité, par opposition au numérique qui nous abrutit. Consulter des tutoriels ou supports éducatifs, lire Libération en ligne, accéder à toutes sortes de connaissances, apprendre à coder et à utiliser des logiciels bureautiques (tableurs, traitement de texte…), etc. Tout cela ne pose évidemment aucune difficulté ; et cette liste est bien sûr non exhaustive. Le problème n’est pas dans l’usage que les enfants pourraient théoriquement faire de ces outils, mais dans l’usage qu’ils en font réellement. Entre 75 % à 90 % du temps d’écran des enfants est consacré aux usages récréatifs dommageables.

 

"Les parents doivent négocier sans cesse avec leurs enfants pour qu’ils lâchent leurs écrans."

 

Comment aider les parents qui doivent négocier sans cesse avec leurs enfants pour qu’ils lâchent leurs écrans ?

Même s’il n’y a pas de solutions miracles, certaines stratégies ont fait leurs preuves. Premièrement, retarder autant que possible l’usage de ces outils. Plus l’enfant est exposé tôt, plus cela augmente le risque de surconsommation ultérieure. Deuxièmement, poser des règles précises et contraignantes, de durée, de conditions, (pas le soir après 20 heures, pas pendant les repas), et de contenu (respecter a minima les règles d’âge déjà très laxistes en France). Troisièmement, expliquer les règles et leur raison d’être. Les règles brutalement imposées sont bien moins efficaces que les règles collégialement discutées et acceptées. Quatrièmement, enfin, réduire les opportunités d’usage, par exemple, en évitant les écrans dans la chambre ou en réalisant qu’un collégien n’a pas forcément besoin d’un smartphone ou d’une console de jeux. Et que l’on ne me sorte pas la fable du paria social qui n’aura plus de copains s’il ne joue pas à GTA, ne regarde pas Hanouna et n’est pas sur TikTok. Cyberharcèlement, dépression, anxiété, difficultés scolaires sont des risques bien plus puissants et documentés que l’existence d’un supposé isolement social.

Meta vient de se faire prendre la main dans le pot de confiture après la divulgation de documents internes montrant que l’entreprise avait une connaissance précise des effets délétères de ses produits. Quarante et un Etats américains ont attaqué l’entreprise en justice en des termes stipulant que cette dernière a «piégé les enfants et ados» et a causé «des dommages considérables à la santé mentale et physique» de ces derniers. Un récent rapport des plus hautes autorités de santé américaines confirme ces impacts. Résultat : depuis quelques semaines, Meta inonde les médias de pubs pour expliquer l’ampleur de ses vertus. On prend vraiment les gens pour des cons.

 

 

 

En quoi la lecture est-elle une machine à fabriquer de l’intelligence sous toutes ses formes ?

La lecture agit positivement sur toutes les dimensions fondamentales de notre humanité. D’autres activités ont des impacts positifs, l’art, la musique, le sport, etc. mais aucune n’a des effets aussi profonds, généraux et transférables que la lecture de livres. Elle a des effets positifs documentés sur notre fonctionnement intellectuel à travers son action sur l’intelligence, dans le sens restrictif du QI, le langage, les connaissances générales, la créativité, les capacités de rédaction et de synthèse et l’expression orale.

Mais ce n’est pas tout. La lecture de romans structure aussi fortement sur nos intelligences émotionnelle et sociale. Si je vois Emma Bovary à la télé, je n’ai aucun accès à la complexité de ses pensées. Lorsque je lis le roman, je rentre littéralement dans la tête d’Emma et je peux comprendre les ressorts intimes de sa pensée et de ses actions. Mieux, je peux éprouver ces derniers. Les études montrent que les situations sociales et émotionnelles réellement expérimentées et littérairement éprouvées activent les mêmes circuits cérébraux. Au bout du compte, les lecteurs de fictions ont une meilleure empathie ainsi qu’une plus grande capacité à comprendre les autres et à se comprendre eux-mêmes. Des bienfaits qui s’expriment dès vingt à trente minutes quotidiennes de lecture. Un investissement modeste au regard des gains moissonnés.

 

"Près de 87 % des enfants déclarent qu’ils aiment lire."

 

Près de 87 % des enfants déclarent qu’ils aiment lire, et puis cela se perd… Comment cultiver le plaisir de lire chez nos enfants ?

Là encore, il n’y a pas de solution miracle. En ce domaine, le rôle de la famille est essentiel. D’abord, il faut faire en sorte que l’enfant se construise une identité de lecteur. Il faut lui montrer que dans cette famille les livres sont importants, en l’emmenant à la bibliothèque, en lui lisant des histoires, en insistant sur l’importance de lire et si possible en lisant soi-même devant lui. Ensuite, il faut l’accompagner dans son apprentissage. L’écrit est un monde à part. Sa langue est plus riche et plus complexe. Il faut enseigner cette langue à l’enfant en comprenant, c’est fondamental, que ce n’est pas parce qu’il parle l’oral qu’il parle aussi l’écrit. Cette transmission passe forcément par la lecture partagée. Bien des parents pensent, de bonne foi, qu’il faut arrêter de lire avec l’enfant quand il «apprend à lire», au CP. C’est une erreur, car au CP l’enfant n’apprend pas à lire, mais à décoder, étape indispensable mais insuffisante et qui surtout s’opère sur des contenus linguistiques assez simples. Il faut donc continuer à lire avec l’enfant bien au-delà de la maternelle, potentiellement jusqu’au collège, afin de continuer à nourrir son langage et préserver le plaisir qui est la clé. Sans lui, pas de lecteurs. Enfin, il faut réduire le temps d’écrans en évitant les négociations commerciales du type «si tu lis un peu tu pourras jouer sur ta console». L’approche est contre-productive, car elle fait de la lecture une corvée et efface toute notion de plaisir et de motivation intrinsèque.

 

 

 

Quelle différence entre lecture sur papier et lecture sur écran ?

Quand le texte est simple, la différence est nulle. Plus le texte devient exigeant plus la supériorité du papier émerge. D’abord, il y a les facteurs de distraction qui nous détournent du contenu : liens hypertextes, notifications fréquentes, impulsions constantes à aller vérifier nos boîtes mail ou nos réseaux sociaux. Mais cela n’explique pas tout. La supériorité du papier demeure même lorsque ces sources distractives sont supprimées et que la lecture se fait sur liseuse. Plusieurs facteurs rendent compte de ce résultat. Premièrement, il semble plus difficile de se concentrer sur écran que sur papier, même pour les jeunes générations. Ensuite, les ouvrages imprimés ont une unité spatiale qui permet de se repérer plus facilement dans le texte et, ce faisant, de construire une représentation plus fine du contenu. La chronologie, par exemple, se repère inconsciemment au nombre de pages tournées.

 

Il y a des parents qui eux-mêmes maîtrisent mal la lecture et la langue et ne sont pas en mesure d’accompagner leurs enfants. Comment réduire les inégalités d’accès à la lecture partagée ?

Il y a deux réponses à cette question. L’une consiste à informer les parents de ces familles sur les bienfaits de la lecture, d’échanger autour d’imagiers, de solliciter leur parole, de leur parler, de leur décrire le monde, etc. Mais cela ne suffit évidemment pas à combler le fossé. Les études montrent que l’école a peu d’impact, car elle ne consacre que peu de temps à la lecture partagée en raison de programmes à rallonge et parce qu’elle opère sur des groupes trop importants. Pour que l’approche soit optimale, il faut des très petits groupes, voir en face-à-face. En outre, quand ils arrivent à la maternelle, à 3 ans, les enfants affichent d’énormes différences langagières. Or, ces différences ne font que se creuser avec le temps. Dès lors, le problème ne pourra être résolu qu’au prix d’une mobilisation scolaire et extrascolaire précoce et massive en direction des enfants les moins favorisés. Il faut recruter des intervenants et déployer des programmes de lecture partagée et de développement langagiers dans les écoles, les crèches, les MJC, les centres de vacances, les bibliothèques et même les librairies. Le coût serait largement compensé par les économies ultérieures réalisées par la réduction de l’échec scolaire notamment.

 

 

 

Vous préconisez la lecture de romans plutôt que celles de BD et de mangas qui ont aussi leurs richesses, pourquoi ?

Toutes les lectures n’ont pas le même impact. Prenez le langage. Plus l’enfant lit, plus il augmente son lexique. On estime que chaque tranche d’un million de mots lus - à peu près dix classiques comme Bel Ami - accroît le vocabulaire de 1 000 unités. Or, le volume de mots n’est pas le même dans un livre et une BD. En outre, dans la BD et tous les supports imagés, il y a un contexte. Les émotions des personnages sont données par le dessin. Dans le livre il faut les exprimer. Le vocabulaire émotionnel est alors infiniment plus riche et gradé. Pour la colère, on parlera de rage, de fureur, d’emportement, d’irritation, de courroux, de déchaînement, d’irascibilité, etc. C’est pareil pour la grammaire, le livre a des phrases plus longues, davantage de relatives, de formes passives, de temps conjugués. Langage, compétence en lecture et réussite scolaire sont positivement liés à la lecture de livres. L’impact des BD et mangas est nul. Celui des réseaux sociaux et des blogs tend à être négatif. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer aux BD ou aux mangas qui pourraient avoir des effets positifs sur d’autres champs comme l’imaginaire. Cela signifie que pour les champs fondamentaux du langage, du développement émotionnel, rien ne remplace les livres.

 

Michel Desmurget Faites-les Lire ! Seuil, 416 pp. 22,50 €.

 


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